Entre l’Algérie et la France, une histoire qui passe mal

Les personnes qui avaient souffert et qui souffrent encore d’une déchirure provoquée par l’histoire d’une décolonisation sanglante sont nombreuses à s’exprimer depuis juillet 1962 à ce jour.

Beaucoup de témoignages, de publications, d’essais, de récits et d’autres ouvrages universitaires ou historiques ont été produits pour relater le sort de deux peuples acteurs d’une colonisation décidée plus d’un siècle auparavant par une puissance militaire partie à la conquête du monde. Chacune des deux parties cultive son propre regard sur une période qu’il faut préempter avec minutie si l’on veut que l’argument transcende des passions toujours vives.

La France a colonisé plus de 80 territoires répartis à travers les quatre coins du monde. Un empire qui a réussi à s’étendre de l’Asie jusqu’à l’Amérique, mais essentiellement prégnant en Afrique. Avec les mouvements de décolonisation, certains avaient choisi de rester sous la protection de la France, d’autres ont longtemps gardé ou subi une relation de proximité jusqu’à ces dernières années qui ont vu un largage d’amarres jugées trop contraignantes. Dans certains cas comme la Guinée mais surtout l’Algérie, ceux qui ont essayé et qui essaient encore de trouver des moyens d’oublier le passé ou du moins d’en avoir une lecture apaisée pour bâtir un avenir commun peinent à se faire entendre. Il est en effet difficile d’aborder sereinement la mémoire commune, même après plus de 62 ans, car les traumatismes du passé servent de levier de construction politique à des régimes en mal de légitimité.

Arrachée à l’Empire ottoman après trois siècles de domination, l’Algérie était devenue un territoire divisé en trois départements français. A ce jour, les Pieds-noirs survivants, ruminent leur départ précipité, tandis que les autorités autochtones surfent sur une insupportable ségrégation pour entretenir la rancœur contre l’ancienne puissance coloniale. Le conflit des mémoires était donc inévitable ; la guerre des dépits prolongeant celle des armes.

Benjamin Stora, historien français d’origine juive algérienne, qui a consacré une grande partie de ses travaux à explorer les sujets qui lient les deux pays est souvent présenté comme l’expert le plus indiqué pour exprimer la problématique algéro-française. Ayant su tisser des relations suivies avec toutes les équipes portées au pouvoir en France, il est sollicité par Emmanuel Macron pour intervenir, avec d’autres historiens algériens, pour reconstruire une histoire complexe qui a pris racine depuis 1830. Il rédige un rapport de 160 pages qui avait pour ambition de transcender les blocages ayant caractérisé les approches d’un dossier particulièrement sensible. L’apparente neutralité du titre n’allait pas suffire à masquer les difficultés. « Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie ». Une occasion où la France d’un jeune président étranger aux conflits coloniaux espérait pouvoir sortir par le haut pour s’émanciper d’une tension qui interdisait toute projection rationnelle sur la durée.

Maître d’œuvre d’un chantier délicat concernant deux régimes, Stora, désigné pour répondre à une demande politique immédiate, allait vite déchanter. Sa démarche était confrontée à un double problème. D’une part, le régime algérien allait vite démontrer qu’il n’était pas disposé à ranger aux oubliettes le principal outil de la propagande qui lui permettait de justifier ou du moins de faire diversion sur ses revers; d’autre part, sa vision originelle était myope. On ne peut pas structurer une mémoire commune sur l’un des plus violents conflits de la décolonisation. On ne voit pas comment un Algérien pourrait avoir le même ressenti que le Français dans une guerre qui les a déchirés pendant sept ans et demi. Il devait chercher des faits, parler des personnalités et relater des événements historiques et ne pas contrarier les deux parties. Il écrit : « Regarder et lire toute l’histoire, pour refuser la mémoire hémiplégique ». Oui, mais le regard sur un tel passé ne peut être solidaire quand celui-ci doit être la base sur laquelle doit se construire la personnalité collective d’une nation. La différence n’empêche certes pas de regarder l’avenir ensemble pour peu que chacun garde la légitime autonomie de produire sa propre narration d’un vécu traumatique.  

Or, du côté d’Alger, la guerre d’Algérie reste une rente mémorielle qu’il faut exhiber à chaque fois que le pouvoir est en perdition. Il n’est donc pas possible de mettre fin à cette adversité lucrative même si celle-ci devait créer des remous entre les deux pays, qui hypothèquent toute possibilité de coopération pérenne et fructueuse. De l’autre côté, la France, qui considérait toujours l’Algérie comme sa chasse gardée, a toujours volé au secours des régimes d’Alger que ce soit sous Mitterrand, Chirac ou leurs successeurs pour préserver une stabilité qui, en fait, était un leurre dans la mesure où le déni démocratique conduisait irrémédiablement à l’insurrection qui allait ensanglanter l’Algérie dans les années 90. La complicité dura jusqu’à l’arrivée de Jospin au gouvernement, lequel allait changer de fusil d’épaule en tablant sur l’avènement d’un pouvoir théocratique à Alger. Pendant l’ouverture politique algérienne, les démocrates ne trouvèrent pas le soutien qu’ils étaient en droit d’espérer de Paris. Les réfugiés islamistes qui mailleront plus tard les banlieues françaises furent accueillis à bras ouverts pendant que les militants démocrates, perçus comme des épines irritatives pouvant indisposer le FIS, furent ignorés.

En France comme en Algérie, deux régimes ont joué perdant parce que le fait démocratique a été passé par perte et profit. Avec une conception mercantile d’un passé utilisé comme principal instrument d’un cynisme partagé.   

D’autres nations, jadis données comme ennemies éternelles, ont, pour des raisons stratégiques, économiques, énergétiques, technologiques, politiques et diplomatiques réussi à développer des relations solides et durables. La recette de ces heureux dépassements a toujours été la même : ne pas tricher avec le passé et rester ferme sur les fondamentaux démocratiques.  

Faute d’avoir pu digérer son passé et assumer son passif pour s’assurer une présence viable et crédible dans son espace géopolitique naturel, l’Algérie se projette dans des horizons incertains comme les BRICS qui l’ont du reste éconduite. Dans le monde arabe en peine ébullition, ses algarades la marginalise et la démonétise. La France se dévitalise et s’épuise dans des querelles idéologiques dépassées. Un affaissement qui affecte son influence en Europe et dans le monde. Pourtant le binôme algéro-français est un attelage essentiel à la stabilité des deux pays et de la Méditerranée occidentale.

Y aura-t-il possibilité de voir les personnalités qui ont entretenu des visions cohérentes et courageuses dans les deux pays se connecter pour faire prévaloir la raison et l’amitié des peuples ? En est-il encore temps ? Les questions sont lourdes de conséquences. Il n’y pas d’autres choix sérieux que d’y répondre.    

M. M.

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