Il naît en 1907 à Azeffoune, au bord de cette mer qui, bien souvent, emporte plus qu’elle ne ramène. Très tôt, le jeune Mohamed Iguerbouchène fait preuve d’un don singulier pour la musique. À peine adolescent, il manie déjà la flûte artisanale avec une aisance déconcertante, capturant dans ses souffles la plainte des montagnes et la joie des sources.
Sa trajectoire prend un tournant inattendu lorsque sa famille s’installe à Alger. Il y croise la route de Bernard Fraser Ross, riche esthète britannique et amateur d’art, qui, subjugué par le talent du jeune Kabyle, l’emmène en Angleterre. Là-bas, il reçoit une éducation privée de haut niveau. Iguerbouchène dira plus tard avoir étudié à la prestigieuse Royal Academy of Music, bien que l’institution n’ait jamais confirmé son passage. Peu importe : entre Paris et Londres, son nom commence à circuler dans les milieux artistiques.
Dans les années 1930, il compose pour le cinéma, notamment pour le film Pépé le Moko (1937), chef-d’œuvre du réalisme poétique français avec Jean Gabin. En 1938, il rachète à Paris un bar-restaurant-cabaret qu’il nomme El Djazaïr, situé dans le Quartier Latin. C’est là qu’il rencontre le flamboyant Salim Halali, avec qui il formera un duo musical aussi improbable que magistral. Ensemble, ils composent près d’une cinquantaine de chansons, fusion audacieuse de flamenco, d’arabe andalou et de rythmes nord-africains. Le succès est immédiat, des bars parisiens jusqu’aux rives d’Alger et de Casablanca.
Mais l’ombre n’est jamais loin de la lumière
Durant l’Occupation, Iguerbouchène devient directeur musical des émissions nord-africaines de Paris-Mondial, une radio contrôlée par les autorités nazies. S’il échappe aux poursuites à la Libération — protégé par certains hauts fonctionnaires — ce passage trouble entachera à jamais sa mémoire.
Il rentre à Alger en 1957. Il y dirige un temps l’Opéra et participe à la vie musicale de la jeune radio algérienne. Mais l’indépendance, si elle ouvre une page nouvelle, referme aussi brutalement celle de ceux qui n’entrent pas dans le moule idéologique. En pleine vague d’arabisation, Iguerbouchène, comme tant d’artistes berbèrophone ou francophone, est écarté, ignoré, marginalisé. Il meurt dans le silence en 1966. Aucun hommage national. Aucune reconnaissance officielle.
Aujourd’hui encore, l’Algérie officielle préfère oublier. Pourtant, Mohamed Iguerbouchène fut l’un des premiers compositeurs professionnels kabyles, l’un des rares à s’être illustré en Europe bien avant les stars de l’Algérie post-indépendance. Il a ouvert la voie, exploré des fusions audacieuses, tissé des ponts entre les rives.
Il reste à exhumer cette mémoire. À nommer ses œuvres. À inscrire sa trajectoire dans l’histoire de la musique algérienne, au même titre que les grands noms que l’on célèbre. Car un peuple qui oublie ses artistes est un peuple qui se condamne à ne chanter que ce qu’on lui autorise à fredonner.