Contribution* : Algérie, la République qui n’en est pas une

À Jean Sénac, frère solaire et sacrifié

Il y a des mots qu’on galvaude, des drapeaux qu’on agite pour masquer le vide. L’Algérie se proclame république. Mais à y regarder de plus près, elle en porte les habits sans jamais en incarner l’âme.

Car qu’est-ce qu’une république si ce n’est d’abord la reconnaissance de la pluralité ? Une maison commune où chaque citoyen, quelle que soit sa croyance ou son incroyance, trouve place et dignité. Une république, la vraie, ne fait pas de la religion son ossature unique, son ciment exclusif, sa règle de vie imposée.

Or, en Algérie, l’islam n’est pas une foi parmi d’autres, il est la clé de voûte, le verrou et la serrure. Religion d’État, il infiltre tout : la loi, l’école, l’administration, la justice, les médias, les rites sociaux, les deuils, les joies, l’intimité. Il dicte les codes vestimentaires, les horaires, les désirs, les naissances, les amours et les morts. Une religion devenue outil de gouvernement, et pire : de soupçon permanent. Êtes-vous assez musulman ? Êtes-vous musulman dans la bonne direction ? Êtes-vous dans l’orthodoxie officielle ? Le contrôle social y devient total. L’espace privé se réduit. Et l’espace public se fige dans une liturgie unique.

Dans cette république autoproclamée, l’altérité est un corps étranger, à expulser ou à étouffer. Les chrétiens sont tolérés s’ils se taisent. Les juifs sont absents. Les libres penseurs, les athées, les agnostiques, les humanistes sans dieu, tous ceux qui revendiquent la liberté de croire ou de ne pas croire, sont condamnés à la clandestinité. Quant aux libertaires, aux poètes, aux écorchés de la pensée, ils sont considérés comme des dangers publics.

Et comment ne pas penser ici à l’un des plus lumineux d’entre eux ? Jean Sénac. Le poète algérien par excellence, né à Beni Saf, orphelin de père, fils du vent et des collines, amoureux du peuple, du verbe et du jasmin. Celui qui osa écrire, à l’heure des bombes et des trahisons :

« Je suis né avec l’Algérie. J’écris pour elle. Je me suis fait Yahya Ouahrani pour mieux épouser ses douleurs. »

Sénac, compagnon de la lutte pour l’indépendance, héraut d’une Algérie multicolore et fraternelle, n’a jamais été reconnu comme citoyen de ce pays qu’il avait servi. On lui a refusé la nationalité algérienne. On l’a regardé avec méfiance, puis avec dégoût, parce qu’il était homosexuel, parce qu’il était chrétien, parce qu’il parlait de liberté, parce qu’il voulait que l’Algérie soit universelle.

Il a été assassiné en 1973, seul, dans sa cave-vigie de la rue Élysée Reclus à Alger où j’allais souvent lui rendre visite. Et son meurtre n’a jamais été élucidé. On a voulu effacer son nom, son œuvre, son cri. Mais sa voix demeure. Elle transperce le silence comme une flamme obstinée :

« Nous sommes des hommes de pain, d’eau et de lumière. »

Jean Sénac voulait une Algérie républicaine, laïque, hospitalière, généreuse. Il l’a aimée au point d’en mourir. Aujourd’hui, son rêve semble enterré sous les gravats d’un pouvoir qui confond foi et loi, unité et uniformité, morale et terreur. Mais un jour viendra, peut-être, où l’Algérie se souviendra qu’un poète mort pour elle voulait qu’elle vive debout. Et libre.

Kamel Bencheikh

*Les contributions publiées n’engagent pas nécessairement la rédaction de Tazzuri. Elles reflètent l’opinion de leurs auteurs.

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