Des lecteurs désireux de conserver un document écrit de la dernière intervention du docteur Saïd Sadi nous ont demandé d’en publier le texte.
I- INTRODUCTION
Depuis maintenant plusieurs mois, des compatriotes me sollicitent pour donner mon point de vue sur des questions concernant le destin algérien dont ils observent des évolutions qui les préoccupent. Pour un certain nombre de raisons, je n’ai pas pu répondre à ces interrogations légitimes. Il y a évidemment la censure qui ne favorise pas l’expression libre et spontanée entre acteurs et observateurs de la vie publique ; à cela s’ajoute le recul nécessaire à la bonne compréhension des décisions ou des évènements analysés. Enfin, la rédaction des deux derniers tomes de mes mémoires a accaparé l’essentiel de mon temps. Hasard du calendrier, j’ai fini ce travail mémoriel.
Ces demandes peuvent être classées comme suit :
- Quels sont les véritables tenants et aboutissants des politiques menées dans la nation ?
- De quoi relève l’essoufflement culturel et la stagnation économique de la Kabylie ?
- Quid de la diplomatie algérienne et de ses implications à court et moyen termes sur les relations algéro-françaises ? Subséquemment, quelle peut être ou doit être la place de l’Algérie dans un environnement géopolitique mondial en pleine ébullition ?
- Quel rôle peut jouer la diaspora pour pallier à la congélation politique qui prévaut dans le pays ?
- Quelles sont, présentement, les perspectives les plus plausibles pour l’Algérie et la région nord-africaine ?
II-ANALYSE DU SCHEMA POLITIQUE ALGERIEN ACTUEL
On peut, je crois, évoquer deux repères pour dater les grandes lignes du pouvoir actuel en Algérie. Le premier est la brutalité avec laquelle le général Ahmed Gaid Salah a géré l’insurrection citoyenne de février 2019 avec une répression systématique des porteurs de l’emblème amazigh qui était l’un des marqueurs de la volonté de nier toute altérité. Quelques temps plus tard, un second signe politique important arrive. Au mois de juin 2021, le chef de l’État accordait une interview à l’écrivain Kamal Daoud pour dans le magazine français le Point. Abdelmadjid Tebboune déclara alors que l’islamisme à la turque ne lui posait aucun problème. En privé, les dirigeants de premier plan justifiaient cette préférence par le fait que l’islamisme frériste ne s’adonnait pas à la violence. Les intégristes qui avaient pris le maquis et fait le choix de l’opposition armée l’ont fait pour conquérir le pouvoir. Aujourd’hui, les Frères musulmans sont l’autorité ; autorité civile s’entend.
Il n’y a pas de raison de les voir changer de stratégie en Algérie où les portes du gouvernement leur sont grandes ouvertes.
Depuis cette interview, on observe une forme de mimétisme du régime turc qui ne se démentira pas. Le slogan d’Erdogan « La nouvelle Turquie » sera littéralement repris par le pouvoir algérien qui annonce son « Algérie nouvelle. ». Et les applications sont rapides. On décline la façon dont Erdogan a asservi la société par une rugueuse et méthodique instrumentalisation de la religion, le musèlement des minorités est fidèlement reproduit, on tente même d’oser la domestication progressive de l’armée et les soumissions de la justice et de la presse indépendante deviennent la règle… Le parti MSP, filiale locale de l’internationale des Frères musulmans – par ailleurs minoritaire -, se voit propulsé au rang de maître d’œuvre la politique gouvernementale. Il impose ses lois au parlement et gère à sa guise les secteurs de l’éducation, de la justice, de la culture, de l’information, du commerce extérieur…sans compter le commerce informel qui était déjà contrôlé par le bazar et qui échappe à toute disposition juridique, réglementaire ou fiscale.
Ces choix se traduisent par des décisions très concrètes. Le volume des échanges économiques évolue de façon constante en faveur de la Turquie qui devient le troisième partenaire d’Alger après l’Union européenne et la Chine. Le code de procédure pénale, particulièrement liberticide, se cale sur celui d’Erdogan… Mais c’est dans l’éducation, la culture et le secteur de l’information que cette politique a le plus d’impact sur le destin algérien. Les programmes scolaires et la recherche universitaire continuent à être purgés de tout ce qui ne contribue pas à renforcer la dilution de la nation algérienne dans la Oumma. Les séries télévisées turques s’imposent aux téléspectateurs nationaux et, je dirai pourquoi, une guerre sans merci est déclarée à la langue française. Les disparitions de journaux tel Liberté ou de médias audio-visuels comme radio M sont aggravées par une tolérance complice envers des chaines de télévisions satellitaires illégales qui se livrent à des programmations dégradantes qui, bien souvent, heurtent frontalement les principes et valeurs qui ont inspiré la guerre de Libération nationale. Lorsque l’on soulève l’indécence de ces productions devant des officiels, on a droit à une réponse glaçante qui dévoile l’opinion que les dirigeants se font de leurs concitoyens : « Il faut laisser se répandre la violence, le mensonge, les propagandes et la démagogie se répandre ; l’essentiel c’est que le citoyen reste endormi et que d’une façon générale, la société ne se réveille pas. ( en arabe ) »
On ne le dit pas assez mais ces télévisions sont une redoutable arme d’aliénation conçue dans le but d’empêcher l’éveil de la conscience citoyenne dans le pays.
Aujourd’hui, l’Algérie existe par l’imitation et la fascination de l’autre.
D’aucuns n’ont pas hésité à écrire que le pays est de nouveau une Régence turque, un parti politique, démembrement de l’AKP, faisant office de Dey.
II-1 Comment peut-on analyser ce constat ?
On voit combien il est illusoire et périlleux de vouloir remonter le temps en mimant une autocratie ottomane dont, par ailleurs, nous n’avons ni le potentiel économique ni la résilience kémaliste vieille d’un siècle.
Du point de vue économique, la coopération à sens unique avec la Turquie, qui n’est pas indemne de pratiques népotiques, profite essentiellement à des secteurs commerciaux largement dominés par les opérateurs islamo-conservateurs. Ce qui empêche l’émergence d’un marché transparent régi par la loi et la performance.
La lecture de la guerre acharnée livrée à la langue française, qui fut et demeure l’un des instruments de notre libération politique et de notre développement économique, est édifiante. Sur ce sujet, les positions du chef de l’Etat et des Frères musulmans du MSP présentent des similitudes trompeuses. Le premier, francophone, joue, comme du reste, ses prédécesseurs, de la surenchère francophobe en tant que recours tactique récurrent quand il faut faire diversion face aux vents contraires qui agitent la scène algérienne.
Par contre, les islamistes, eux, font de l’éradication de la langue française leur première stratégie. Pourquoi ? En Algérie, l’accès ou le maintien au pouvoir est toujours déterminé par la position adoptée pendant la guerre de Libération par la tendance à laquelle appartiennent les postulants ; Or, le courant islamo- conservateur, qui se pose aujourd’hui en gardien de la conscience nationale, ne fut pas un acteur favorable, c’est le moins que l’on puisse en dire, à la rupture avec l’ordre colonial. Cette mouvance n’a rejoint le FLN qu’en 1956, contrainte et forcée. Il se trouve que l’essentiel de ce qui a été conçu, dit et écrit dans le Mouvement national en faveur de l’émancipation algérienne l’a été en français. Eradiquer la langue française, c’est effacer de la mémoire collective le vrai récit national pour disposer d’une page blanche et permettre aux islamo-conservateurs d’écrire une nouvelle fable où ils s’approprieront un combat qu’ils ont ignoré quand ils ne l’ont pas condamné. N’a-t-on pas vu pendant le Hirak des banderoles revendiquant la très improbable formule badisiya-novembriya ? Autant dire marier l’eau et le feu.
Ces deux visions, l’une tactique, l’autre stratégique peuvent s’opposer occasionnellement lorsque des affidés du MSP accélèrent trop la cadence de la confiscation de l’État. C’est ce qui s’était produit avec l’affaire Belghit, lequel a déclaré que « l’amazighité était une création franco-sioniste ». Le dérapage a irrité la Présidence dont l’agenda est conditionné par l’exercice d’un pouvoir sous tension et qui ne souhaite pas trop hérisser les communautés amazighophones. Cette friction a pénalisé les Frères musulmans puisque l’indélicat propagandiste a été emprisonné. Mais à l’inverse, dans l’affaire Sansal, ce furent les islamistes qui ont tiré avantage de la situation. L’écrivain n’a pas été arrêté pour les propos, par ailleurs factuellement inexacts, qu’il a tenus. L’Algérie officielle est construite, pour une bonne part, sur des contre-vérités politiques et symboliques qui sont autrement plus dommageables pour le destin algérien. En poussant à l’emprisonnement de Sansal dans un moment de grande tension entre l’Algérie et la France, les islamistes savaient qu’ils élargissaient le fossé qui séparait Paris et Alger et, que ce faisant, ils augmentaient les chances d’accélérer l’éradication de la langue française ; opération dont on a vu qu’elle était, pour eux, un impératif stratégique.
Voilà pour ce qui est de la dépendance économique, la dépossession mémorielle et le contrôle culturel et informationnel par lesquels le duo présidence-Frères musulmans veut aliéner l’Algérie.
II-2 : Conséquences de cette conception politique
Les effets immédiats de la domination du pays par les Frères musulmans sont sérieux. En vérité, nous sommes dans une situation plus grave que celle que nous avons endurée dans les années 90. Que l’on se comprenne bien. Il ne s’agit pas ici de minorer ou de relativiser les crimes commis par les islamistes à l’époque. J’ai présidé un parti qui a enterré 123 de ses militants dont la plupart avaient été fauchés à la fleur de l’âge par l’hydre intégriste. Nous parlons ici des hypothèques politiques que fait peser aujourd’hui le péril frériste sur l’entité algérienne.
Les ressorts de la société civile des années 1990 ont été considérablement érodés par la fatigue, la déception, la peur ou l’exil. Par ailleurs, la violence de l’islamisme armé des années 90 avait mécaniquement provoqué une résistance populaire. Et aussi sanglantes qu’aient été les sectes du FIS les plus réfractaires à l’idée nationale, elles étaient, malgré tout, canalisées par le courant djazariste qui inscrivait ses objectifs dans un cadre algérien. Or, on le sait, c’est précisément ce cadre que les Frères musulmans veulent effacer. Cette menace vitale, ne suscite ni inquiétude ni débat chez les élites ; la dilution nationale étant, cette fois, insidieuse et indolore. Dans cet océan d’incertitude, la Kabylie subit une stratégie de surveillance et de contention à dimensions et mécanismes multiples.
III- DESORDRES EN KABYLIE
Je resterai très descriptif mais il est important de bien suivre ce qui se passe dans cette région car elle dit beaucoup de choses de ce qui attend le pays.
Les célébrations du 20 avril sont interdites, la suppression des cafés littéraires, est l’une des premières décisions qui fut prise en violation des lois. Le milieu associatif est pollué par des structures artificielles en vue de faire prospérer les organisations religieuses. Les assemblées délibérantes multimillénaires sont infiltrées par des provocateurs pour l’instant sans grand effet. « Xas akken sefruyen tajmaât, uṣliben agi ur ttcerigen ara tudrin imi awal i tent iferrun d win fi dukkelen imezdaγ meṛṛa. Akken ibγu izenqer ufeqfaq, di tagara a d igwri weḥdes. ( en kabyle ) » Ce qui, par contre, peut attenter à la cohésion des villages vient d’un autre problème : la nomination par le pouvoir des imams qui était une prérogative dévolue depuis toujours à des assemblées qui avaient le droit de révoquer le responsable de la mosquée s’il outrepassait la stricte mission de célébration du culte à laquelle il était assigné. Cette intrusion remet en cause un attribut politique, culturel et symbolique majeur : la prééminence de l’assemblée citoyenne sur l’autorité religieuse. Je voudrais rappeler ici que c’est cette tradition que nous avons fécondée pour intégrer la laïcité comme principe fondateur de la liberté de conscience lors de la création du RCD.
Sur un autre registre, celui-là particulièrement sensible pour la jeunesse, la JSK est transformée en instrument d’effacement de la spécificité locale. Le zèle mis par le pouvoir à marteler le fait national de cette équipe dans est singulièrement outrageant. On a vu un immense drapeau algérien recouvrir une tribune qui accueillait plusieurs milliers de spectateurs. Un internaute posta : « J’ai toujours pensé que je devais brandir cet emblème quand et là où il le fallait. Aujourd’hui, on nous a ensevelis avec. C’était un linceul. » On a enregistré un hymne du club kabyle en arabe et des escouades de policiers en civil quadrillent les gradins pour repérer des jeunes qui auront scandé un slogan ou exhibé une image non labellisés par les officines de la police politique. Ces derniers sont attendus à la sortie du stade où on leur retire leurs papiers d’identité avant d’être sommés de se rendre au commissariat. Enfin, scandale judiciaire et drame humain, le président légitime de la JSK qui a su mobiliser les villages et la diaspora pour ressusciter un club étouffé par une administration sportive aux ordres est toujours en prison avec un dossier dont tous les observateurs conviennent qu’il est vide.
Concrètement, la Kabylie vit ses moments les plus délicats depuis le printemps berbère d’avril 80 qui a vu le débat citoyen défier les répressions et déjouer les provocations. Aujourd’hui, ce débat est contraint par les outrances de radicalités locales, sans consistance organique ni logique politique, lesquelles, au fond, constituent des opportunités idéales pour le pouvoir qui les encourage, quand ils ne les créé pas, afin d’étouffer toute expression libre. Parmi les centaines de détenus d’opinion que compte l’Algérie, le nombre de Kabyles, accusés à tort de séparatisme, est largement supérieur au pourcentage qu’ils représentent dans la population générale.
Ce sectarisme vient d’être illustré jusqu’à la caricature par l’intervention scélérate du ministre de l’éducation qui a décidé de contester la première place de la wilaya de Tizi Ouzou lors de la publication des résultats du brevet en invoquant des moyennes enregistrées par un établissement algérien…ouvert en France. Une argutie qui, en plus, s’avérera fausse. On voudrait poser une question simple au ministre frériste. Aurait-il été aussi inquiet et si vigilant si c’était une autre wilaya qui avait remporté ce challenge ? Le simple fait que cette interrogation se pose renseigne sur la proximité de l’abîme qui nous guette.
Cette stratégie de répression politique et culturelle est accompagnée par un sévère désinvestissement économique. Depuis des années, bien rares sont les projets structurants qui sont programmés en Kabylie.
Pour l’heure, les citoyens organisent la résistance par des stratégies de survie. Ils protègent, autant qu’ils le peuvent, les assemblées villageoises, initient des chantiers de volontariat pour faire vivre leurs traditions de solidarité, tracent des parcours de randonnées pour protéger leur environnement ou stimulent chez les jeunes les talents qui investissent la chanson de combat. Des comités instituent des prix récompensant les meilleurs auteurs de romans ou de films amazighs…Les populations kabyles structurent et gèrent des espaces autonomes de convivialité que leur interdisent les instances de médiations officielles.
On le voit, une fois de plus, la chape de plomb qui s’abat sur la Kabylie souligne la régression algérienne caractérisée par la stratégie de la terreur.
III- DIPLOMATIE ALGERIENNE
La tendance, déjà ancienne, à laisser l’émotion ou des considérations conjoncturelles dicter la voix du pays au détriment de ses intérêts bien compris s’est considérablement accélérée ces dernières années. Il y a plusieurs raisons à cette dégradation. La faiblesse de la formation qui affecte tous les secteurs de l’administration n’a pas épargné les affaires étrangères. Mais si cette insuffisance peut jouer sur la qualité des prestations fournie par les représentations consulaires, elle ne peut être invoquée dans la définition des choix diplomatiques qui relèvent des premiers centres de décision du pays.
L’illusion refroidie de l’intégration dans les BRICS, l’alignement sans nuance sur la Russie dans la crise ukrainienne – laquelle Russie appuie sans réserve une junte malienne, plus que jamais hostile à Alger -, la réaction épidermique exprimée vis-à-vis de l’Espagne ; réaction reniée deux ans plus tard sans que Madrid n’ait en rien changé sa position sur la question du Sahara, le soutien cynique et imprudent apporté à Bachar Al Assad quelques semaines avant sa chute, la crise ouverte avec la France et dont le pouvoir peine à s’extraire sont quelques illustrations d’une diplomatie erratique et improvisée sur fond de grande instabilité de nos services de renseignements, eux-mêmes soumis à une noria qui pèse sur leur performance.
Le résultat est que l’Algérie est isolée au Sahel, illisible en Libye, en perte d’influence dans l’Union africaine et, si l’on excepte l’Italie où l’essentiel de nos échanges est dominé par la livraison de gaz ; dans la Méditerranée occidentale, nous sommes perçus comme des acteurs peu fiables. Au Moyen Orient, nous n’existons pas parce que nous n’offrons pas de lecture prospective à des problématiques complexes dans une zone en pleine recomposition. Là encore, on voit mal pourquoi l’Algérie s’est empressée à témoigner un appui aussi ostentatoire à Téhéran alors qu’elle avait rompu ses relations diplomatiques avec l’Iran qui soutenait ouvertement le terrorisme islamiste pendant la décennie noire.
Tout se passe comme si le but de notre diplomatie consistait d’abord à provoquer des tensions avec des voisins, quitte à devoir ensuite compenser cet assouvissement de colère par de couteux privilèges accordés à d’autres partenaires.
Il y a bien un changement de paradigme dans la tradition diplomatique algérienne. Le problème est que l’on ne sait pas ce qui l’a engendrée si ce n’est le tropisme frériste qui rive l’Algérie à la Turquie et au Qatar. A quel prix et pour quels objectifs ont été commis ces alignements ?
La prévalence du religieux dans la vie nationale se retrouve dans la politique étrangère. La mosquée de Paris à laquelle sont alloués des moyens financiers colossaux est, de fait, l’ambassade d’Algérie en France. Les intellectuels, les scientifiques, les artistes, les sportifs sont invités ou discrètement sommés de venir enregistrer des clips qui sont aussitôt mis en ligne, manière de dire que nulle autorité, nulle notoriété ne saurait être légitime si elle n’a pas reçu l’aval d’un lieu de culte. L’Algérie prend bel et bien le chemin d’une république islamique qui impose la mosquée comme site d’expression et de validation de la vie politique et culturelle alors que le centre culturel algérien à Paris est laissé à l’abandon
V-DIASPORA
L’obséquiosité affichée par certaines élites à la Mosquée de Paris, que ces postures soient contraintes ou consenties, montre que le désarmement intellectuel et moral a gagné des catégories que l’on pensait à l’abri de pressions politiciennes qui mènent, en fait, à une démission, pour ne pas dire, un renoncement citoyen. Pour autant, la diaspora demeure toujours, globalement réfractaire à la clientélisation du système. Est-elle actuellement apte à constituer une alternative à la dérive islamiste ? Rien n’est moins sûr. Pour avoir animé plusieurs conférence-débats dans les pays francophones d’Europe ou d’Amérique du nord, je crois pouvoir dire que cette perspective est plus une potentialité qu’une possibilité concrète immédiate. Et ceci pour une raison d’apparence paradoxale. Comme en toute situation il y a, bien sûr, des exceptions mais ce sont généralement les émigrés les plus diplômés qui esquivent ou escamotent le débat sur les problèmes algériens. Il a été donné comme explication à cet évitement le fait qu’il n’y a pas grand risque à critiquer une télévision ou un dirigeant français, britannique ou américain. La peur d’être fiché et risquer d’être interpellé à l’aéroport ou de se voir refuser un document dans une représentation consulaire joue certainement dans le mutisme observé sur les abus commis par Alger. Cette interprétation existe, elle n’est pas la seule…ni la plus problématique. Les Algériens expatriés qui disposent d’un statut social enviable et qui ne veulent pas, malgré tout, assumer leur démission civique compensent cette faiblesse en dénonçant de façon obsessionnelle les dépassements constatés dans leur pays d’accueil, oubliant qu’ils relèvent d’un Etat indépendant auquel ils doivent d’abord réserver leurs griefs quand leurs droits sont bafoués.
On serait d’ailleurs bien en peine de trouver cette vigilance lorsqu’il faut condamner les exactions du terrorisme islamiste. Là encore, le silence est, au-delà de la peur des représailles, justifié par le fait que l’immigré refuserait de s’exprimer sur ces sujets pour ne pas être, dit-on, essentialisé dans sa dimension de musulman. Une dimension qu’il n’hésite cependant pas à afficher à chaque fois qu’il doit s’exprimer sur sa condition. On observe que ce statut de musulman ne joue que lorsque qu’il faut se déterminer contre l’ordre politique du pays d’accueil. La solidarité et l’empathie avec d’autres nationaux de confession musulmane fait souvent défaut. On ne retrouvera aucun Marocain dans la Mosquée de Paris contrôlée par Alger et l’inverse est vrai dans celle de Bordeaux gérée par un Marocain. Le statut de musulman vaut plus comme étendard de combat que comme ferment d’éveil et de synergie des croyances. Seuls les Frères musulmans, sous la houlette de la Turquie et du Qatar, tentent, avec des fortunes diverses, de donner une dimension transnationale à leur emprise sur les divers groupements d’immigrés.
Globalement cataloguées à gauche, ces catégories sociales invoquent le croquemitaine de l’extrême droite qui aurait vampirisé l’Occident pour alimenter les réflexes victimaires qui les exonèrent de leur devoir de vigilance et de solidarité citoyennes vis-à-vis de leur peuple. Chez l’intellectuel francophone algérien, cette ambivalence se vérifie par l’acceptation d’un statut de dhimmi.
On en arrive à des situations ubuesques : une démonstration cohérente et documentée d’un intellectuel francophone peut être disqualifiée par une allégation approximative voire inexacte de son collègue arabophone.
Je disais que cette surenchère nationaliste des élites de l’immigration avait quelque chose de paradoxal en ce sens que ce sont les franges socialement les plus modestes qui ne cachent ni leurs doutes ni leurs colères lorsque le régime algérien outrepasse les limites du tolérable. Cela donne des associations immigrées localement pugnaces et souvent pérennes mais politiquement incapables de fédérer leurs énergies ou de mutualiser leurs moyens.
Pourquoi cette dispersion et cette faible accumulation de l’expérience dans les luttes ? Une première explication s’impose d’elle-même.
Naguère influents dans la diaspora, les partis de l’opposition démocratique comme le RCD ou le FFS ont littéralement disparu. Contrecoup de l’hermétisme qui prévaut au pays et de faiblesses internes, ces formations n’ont pas été remplacées par des cadres alternatifs qui offriraient une vision globale dans une phase historique qui appelle rénovation intellectuelle et propositions concrètes.
La question de savoir ce que peut faire la diaspora pour, cette fois encore, indiquer une piste libératrice à la nation est légitime. Encore faut-il accepter d’identifier les mécanismes de ses inhibitions et contradictions intellectuelles ainsi que ses blocages politiques et culturels.
Il demeure que dans la séquence actuelle, les élites expatriées sont les seules qui peuvent lancer un débat sur la façon de redessiner une vision politique et sociétale attractive et réaliste
VI-PERSPECTIVES
Le monde va connaitre l’émergence de normes de gestions économiques inédites et de nouveaux agrégats de puissances constituent, ici et là, des pôles d’influence qui se construisent sur des repères et objectifs inattendus. Le Moyen Orient semble vouloir emprunter un fragile chemin qui lui permettrait de sortir des rhétoriques qui n’ont produit que régressions et violences endémiques sur lesquelles surfent allègrement des acteurs qui ont réduit ces territoires à leur valeur de gisements d’hydrocarbures et des lieux où les peuples sont condamnés à l’asservissement perpétuel. Nous le savons tous, les Palestiniens sont les premières victimes de l’arbitraire israélien mais aussi des féodalités arabes. De façon plus générale, le monde musulman est dos au mur. Le fondamentalisme islamiste, longtemps entendu – et analysé par certains experts – comme une issue salvatrice au désenchantement de la décolonisation est désormais désigné comme le troisième fléau des temps modernes après le communisme et le nazisme. D’un autre côté, des mouvements d’opinion qui s’exprimaient dans la confidentialité, gagnent maintenant les centres de décision de pays jusque-là donnés comme les sources des conservatismes les plus archaïques. Dans ces espaces longtemps fossilisés, la religion-refuge amorce son déclin et on voit naitre d’autres formes de spiritualité comme la recherche de repères plus respectueux de l’humanité des êtres, la récupération des mémoires effectives qui ont façonné les peuples et la valorisation des terres qui les ont accueillis. Une culture de proximité qui reconnecte le politique avec un réel trop souvent occulté par la mystique sacrificielle commence à voir le jour.
Alors, qui sommes-nous et que faisons-nous dans ce magma en ébullition ?
Pas grand chose en vérité. Le repli sur un nationalisme frileux et régressif est un peu vain au moment où l’époque appelle anticipation, audace et innovation. Notre avenir n’est pas dans les surenchères sur le colonialisme car le problème de l’Algérie n’est plus un problème de colonisation. Notre sécurité bien comprise n’est pas dans l’entretien de frictions régionales qui risquent de dégénérer dans des conflits qui ruineraient notre propre environnement au moment où intelligences et ressources doivent être concentrées sur des évènements géopolitiques qui redéfiniront gouvernance, marché, culture et probablement civilisation.
Je ne sous-estime pas le poids des passions mortifères, des tabous ankylosants et des propagandes toxiques qui peuvent contrarier la construction d’une Afrique du nord démocratique. Il n’y a pourtant pas d’autre chemin que celui qui porte ce destin si on veut exister libres et aspirer à une prospérité assurant paix et progrès dans le monde qui s’annonce.
Sans vison sur la durée, l’Algérie joue à contre-temps. Répression, censure, désinformation et surenchère démagogique sont des pratiques hors d’époque et dangereuses. Pour la patrie mais aussi pour le régime, armée comprise.
Une société terrorisée est une société fragile et captive de toutes sortes de manœuvres. La porosité à laquelle a conduit l’absolutisme des Ayatollahs en Iran donne un exemple des contre-performances sécuritaires que produisent les stratégies de l’épouvante des pouvoirs paranoïaques.
Nous ne pouvons pas continuer à nous voiler la face. Notre pays est vulnérable, notre pays est fragmenté, notre pays est inquiet, notre pays est malade. Le déni dans lequel s’enkystent les dirigeants ne fera qu’amplifier les périls.
Aujourd’hui, les opérateurs économiques ont plus peur de la prison que de la concurrence. Ceux qui restent au pays sont ceux dont les investissements ne peuvent plus être arrêtés ou délocalisés. Il n’est pas normal que le taux de change de la monnaie nationale soit dicté par le Square Port Said et pas par la Banque centrale. Il n’est pas normal que le port en eau profonde de Cap Djinet, projet d’intérêt national s’il en est, ait connu un retard d’un quart de siècle du simple fait que le promoteur qui allait le réaliser était un Kabyle qui refusait de se laisser domestiquer par la caste dirigeante. Le projet vient d’être confié à un opérateur étranger…sans doute au nom de la souveraineté nationale !
L’inflation galopante multiplie les poches de pauvreté que n’importe quelle étincelle peut transformer en brasier. Des maladies éradiquées réapparaissent de nouveau et des patients cancéreux décèdent avant même d’avoir pu obtenir un rendez-vous ;
Chacun sait que les jeunes et les cadres qui vivent encore en Algérie sont ceux qui n’ont pas pu quitter le pays ;
La presse algérienne citée comme exemple dans le Sud a disparu ;
La vie culturelle est un désert. Brocardé et même humilié dans son propre pays par des charlatans étrangers, Mohamed Arkoun a légué sa bibliothèque au Maroc. L’universitaire Salem Chaker vient de faire de même. C’est de l’étranger, où je me suis installé pendant six ans, que j’ai pu rédiger mes mémoires. Il n’était pas possible d’accéder aux sources permettant de mieux cerner des faits concernant l’histoire d’après-guerre dans mon pays. La surenchère engagée par les Frères musulmans contre la langue française en Algérie est un désastre national. Ce n’est pas la France qui pâtira de l’éradication d’un outil de développement national mais l’Algérie. Les Kateb Yacine, Mammeri, Dib, Djaout et tant d’autres ont contribué à la sauvegarde et la valorisation de la personnalité algérienne. En revanche, la démagogie par laquelle on fait ingurgiter l’anglais constitue un vrai risque de dilution de notre identité nationale. Quand elle arrive dans des moments de tension politique, d’instabilité sociale et de régression intellectuelle, l’américanisation engloutit définitivement cultures et histoires domestiques.
En ces temps de bouleversements planétaires, la responsabilité des élites francophones et des arabophones rationalistes est immense. C’est de la convergence de ces deux catégories que dépend le destin algérien.
Le baril qui nous a permis de faire de l’improvisation voire de la provocation une doctrine n’est pas un bouclier pérenne. Les volatilités des marchés des hydrocarbures peuvent, du jour au lendemain, mettre à mal la souveraineté du pays. Demain, les énergies alternatives risquent de provoquer une situation de banqueroute. Et dans ce genre de perspective, demain c’est aujourd’hui.
L’Algérie ne s’en sortira pas avec des opérations cosmétiques ni même une politique de réformes formelles, si adaptées et pertinentes soient-elles. Il n’est pas difficile de dresser un catalogue de mesures à même de remettre le pays à flot. Les effets de telles propositions resteront purement théoriques. Les experts avertis du cas algérien savent que le système en place est inapte à générer une accumulation efficace du capital. Le stade des offres programmatiques est malheureusement dépassé. Le débat doit s’engager sur la matrice nationale pour penser enfin la nation citoyenne avec des préalables démocratiques qui s’imposeront à tout compétiteur politique. Le logiciel doit être reconfiguré car nous ne savons plus qui nous sommes, où nous allons ni avec qui nous devons composer.
Le moment exige beaucoup de courage et d’humilité. Chacun doit comprendre que l’impasse algérienne n’est pas une affaire de personnes ni même de pouvoir ou de régime, civil ou militaire. Un tel gâchis renvoie nécessairement à la responsabilité collective.
Je n’ai pas pour habitude de personnaliser les débats. Je ferai ici une exception. Je ne suis pas ce que l’on peut appeler un intime du chef de l’État. Le hasard des affectations et les contingences de la vie politique nationale m’ont amené à le rencontrer sur divers dossiers quand il était wali de Tizi Ouzou alors que le parti que je présidais y gérait l’APW. Plus tard, nous avions eu à nous revoir quand il était ministre de la culture et de la communication. J’ai pu observer l’homme et retenir quelques idées sur la façon dont il concevait le service public. Il y a une discordance évidente entre ce qu’il m’avait été donné de constater alors et les options politiques et idéologiques qui s’ancrent dans le pays depuis qu’il est devenu chef d’Etat. Les contraintes des équilibres claniques qui conditionnent les choix stratégiques dans les régimes oligarchiques ne suffisent pas à expliquer que l’Algérie soit devenue un pays de peur et de surenchères populistes. Je peine aussi à comprendre la prévalence des Frères musulmans avec l’emprise turque qui s’ensuit sur la patrie de Abane et de Ben Mhidi.
Je sais qu’il évalue à sa juste mesure l’indigence de notre ressource humaine et la régression engendrée par ce problème dans les institutions. Je voudrais croire qu’il a toujours la conscience des enjeux essentiels que sa pratique de l’administration territoriale lui a permis de saisir. Il faut que raison prévale et sortir d’une pente dangereusement glissante. Il y a péril et urgence pour l’Algérie. C’est parce que la solution sera longue et laborieuse qu’il ne faut plus perdre de temps. Nous avons été les enfants gâtés de l’Histoire. Nous avons vécu à crédit grâce au martyr de nos ainés. Nous avons consommé cet immense capital. Évitons d’ensevelir leur mémoire sous nos turpitudes. Une pause est vitale. Une pause pour faire la paix avec notre passé. Une pause pour parvenir à l’apaisement de notre voisinage immédiat. Une pause pour que nos ressources soient mises au service de l’éducation et de l’intelligence et non de l’entretien d’un appareil militaro-policier aussi pléthorique qu’obsolescent ou de la promotion de la démagogie. Une pause pour comprendre que notre liberté et notre souveraineté passent par le respect et la vérité que nous nous accordons si nous voulons que les autres nous considèrent comme des acteurs ou des partenaires fiables et crédibles. Une pause pour pouvoir affronter le réel du monde d’aujourd’hui.
Lorsque la situation est critique, les actes symboliques peuvent restaurer la confiance épuisée par le dépit et les colères.
Libérer les détenus d’opinion, tous le détenus d’opinion, serait un acte qui permettrait de voir qu’un dirigeant algérien peut faire le choix de la patrie avant le pouvoir.
Ce geste pourrait enfin ouvrir la voie aux débats qui n’ont jamais eu lieu depuis l’indépendance. Et cette perspective seule serait déjà un immense espoir.
Mabrouk Aid listiqlal
Timunent tameggazt
Bonne fête de l’indépendance.
Ar tufat
Bqaw Aâla xir
A bientôt.
Le 3 Juillet 2025