Chronique. Yasmine ou le mot de passe de la liberté

Yasmine a 19 ans. Elle vit entre deux silences : celui de la rue, et celui de la maison. Dans la rue, elle marche vite. Elle connaît le jeu : baisser les yeux, garder les écouteurs même sans musique, feindre l’indifférence quand les regards la déshabillent ou la jugent. Son corps n’est pas à elle, pas tout à fait. Il faut le surveiller, l’aligner, le camoufler, le rendre acceptable. Ni trop visible, ni trop absente. Juste assez pour ne pas faire de bruit.

Chez elle, c’est un autre silence. Plus lourd, plus tendre aussi. Une mère fatiguée, un père souvent ailleurs, des frères nerveux qui veillent « par amour ». La liberté a un coût, et elle n’a pas encore les moyens de le payer. Alors elle fait ce que des milliers de filles comme elle font chaque jour : elle se connecte.

Son royaume, c’est son téléphone. Son sanctuaire : Instagram. Son arme douce : un compte anonyme. Pas de selfie. Pas de nom. Juste une voix. Des mots. Des fragments d’elle. Des poèmes en arabe dialectal dite darija, des vidéos d’autres femmes qui osent, des partages féministes, des confidences codées. Elle n’a pas besoin d’être vue pour se sentir vivante : elle a besoin d’être entendue.

Sous le pseudo @ZinaSansVoile, elle parle pour celles qui ne peuvent plus parler. Elle raconte les soirées étouffantes, les profs qui rabaissent, les amis qui trahissent, les rêves qu’on cache sous l’oreiller. Elle lit Simone de Beauvoir sur PDF, elle découvre Gisèle Halimi sur TikTok. Elle ne milite pas vraiment, mais elle tente de comprendre pourquoi son corps dérange tant. Et pourquoi, chaque fois qu’elle rit trop fort, elle culpabilise.

Parfois, elle poste un dessin. Une silhouette de femme qui court. Ou un visage sans bouche. Les autres filles commentent, en secret. Des flammes. Des cœurs. Des mots doux. Parfois aussi, elle reçoit des menaces. « Honte à toi », « sale vendue à l’Occident », « Dieu te jugera ». Mais elle ne supprime pas. Elle répond : « Mon Dieu à moi m’a donné une voix. Je m’en sers. »

Un soir, elle écrit cette phrase :

« Ce n’est pas moi qui suis nue, c’est votre regard qui me déshabille. »

Le post explose. Il est partagé, repris, détourné. Des femmes de Tunis, de Casablanca, de Lille, de Marseille l’envoient en message privé. « Merci. » Une d’elles ajoute : « Tu m’as fait pleurer. Je me croyais seule. »

Yasmine n’est pas naïve. Elle sait que cet espace peut se refermer. Que la police numérique veille, que les trolls rôdent, que le patriarcat s’adapte. Mais tant qu’il y aura du réseau, tant qu’elle pourra écrire, elle tiendra.

Elle rêve d’un jour où elle pourra dire tout cela à voix haute. Sans pseudo. Sans peur. Elle ne sait pas si ce jour viendra. Mais elle l’écrit. Et c’est déjà une façon de le faire exister.

Yasmine est fictive. Mais elle vit en mille visages. Elle s’appelle aussi Nour, Leïla, Sarah, Khadija. Elle est la sœur, la cousine, la camarade de toutes celles qui cherchent un peu d’air dans un monde qui les étouffe. Et pour elle, pour elles, nous avons le devoir de maintenir l’espace numérique comme un lieu de résistance, de beauté, et de dignité.

K.B.

Kamel BENCHEIKH

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