La pensée comme alliée face à « la haine comme rivale »

Il n’est pas rare de voir le Dr SADI, homme politique de premier rang, présenté, plutôt, comme un intellectuel. Factuellement cela n’est pas faux. Le fondateur du RCD est aussi un auteur prolifique, écrivain, et même homme de radio et des médias à ses débuts de militant pour la culture amazigh.  L’homme a un goût prononcé pour les choses de l’esprit ; et c’est peu dire.

 S’il y a là une forme de reconnaissance, de respect et même d’admiration dans cette définition à l’égard de l’animateur d’avril 80, cet éloge est parfois sournois.  En fonction de ceux qui le prononcent, il arrive qu’Il suggère que, le fondateur du RCD, n’ait pas trop à faire dans le champ politique ! Une tentative de disqualification plus qu’une approche réfléchie qui vaudrait distinguer le champs du politique de celui de l’intellectuel.

Les mémoires du Dr SADI – trois tommes sont déjà sortis et deux sont en chantier constituent un évènement majeur dans l’écriture de l’histoire d’après-guerre. Avec à chaque fois un titre assez évocateur et un sens de la formule qui allie force et finesse.  L’auteur en est coutumier.  « La guerre comme berceau » ( 1947-1967) ; « La fierté comme viatique » (1967-1987) et « La haine comme rivale »  (1987-1997). Un volume de travail colossal. Chaque tome est en soi un « véritable pavé ».

Said SADI, enfant du peuple et de son peuple se réclamant à la fois de Mammeri et de Kateb Yacine, n’est pas moins gramscien.  Il porte en effet cette « exigence de mise en rapport entre la pensée et le réel ». Et ses mémoires sont « une réflexion toujours ancrée dans des conjonctures “, épousant et s’inscrivant ainsi dans la droite ligne de la pensée d’Antonio Gramsci.

Et en termes de conjonctures, le Dr SADI,  nous fait replonger dans 5 décennies. Un demi-siècle. Il les traverse avec une telle puissance intellectuelle avec des allers-retours qui articulent des concepts abstraits aux événements qu’il a vécus !

La défaite idéologique et intellectuelle est plus profonde et préjudiciable qu’une acquisition d’un « pouvoir politique formel ». Cette pensée traverse l’œuvre, comme un fil d’ariane. Encore une conviction profondément gramscienne.

Et ce n’est pas fortuit que le terme culture, est une des composante de l’acronyme du parti qu’il a créé ; Le rassemblement pour la culture et la démocratie, le RCD,  Cela sonne comme un rappel de ce que Gramsci appel « une fonction hégémonique » qui induit que conquête du pouvoir présuppose la victoire culturelle. Tout un projet.

 C’est à cette insistante recherche de « victoire intellectuelle», que le lecteur est confronté au fil des pages. Celle-ci est parfois contrariée, contestée par des « incidents de l’histoire ». Mais l’esprit résiliant est là.  

« La haine comme rivale ». Quelques mots qui portent ce tome. Une œuvre à « l’écriture fine, précise et juste » me faisait remarquer Jeanne FOUET une amie, spécialiste de la littérature*. Une plume que n’avait pas laissée insensible un autre homme de lettre , ami du Dr, le défunt DJAOUT.  Au point de se désoler presque d’avoir « perdu » un grand écrivain au profit « d’un bon secrétaire générale » que fut l’auteur à la tête du RCD. C’était sa réplique face à ma curiosité d’entendre l’auteur de « Les Vigiles » quant à la qualité de la plume de son ami.

Il viendra le jour où cette ouvrage s’imposera comme premier matériau pour des études, recherches et thèses universitaires. Il viendra le jour où des colloques, séminaires se pencheront sur cette « pensée sadiste » qui aurait été à la base des luttes les plus émancipatrices, l’éclairage le plus lucide et l’analyse la plus pertinente de l’Algérie contemporaine. Le nom de l’auteur est intimement lié au mouvement démocratique de ces 50 dernières années. Il n’est pas exagéré de dire qu’il en est l’incarnation.

À l’instar des deux premiers tomes, ce troisième, est aussi un gros pavé de 580 pages. IL est composé de 10 chapitres.  L’auteur le dédie à son ami, compagnon de lutte, Mustapha BACHA, « dont la courte vie fut une logue fidélité », notera-t-il,  sobrement mais profondément dans la dédicace.

 La « haine », c’est celle subit. Sinon, l’auteur précède son avant-propos par cette citation de Camus : « ni peur ni haine, c’est là notre victoire ». Une manière d’évacuer cette « arme redoutable » pour lui opposer cet esprit camusien, comme un étendard, que « cette génération d’après-guerre » a dû porter « pour vaincre la peur et récuser la violence », prévient l’auteur.

L’œuvre est monumentale. Saïd Sadi est connu pour être un travailleur acharné, discipliné, ne laissant rien au hasard. Notant tout, dans une culture et une relation à l’écrit qui lui colle comme une seconde nature.  C’est cette persévérance et une discipline quasi olympique qui est sans doute à la source de cette œuvre généreuse dans sa narration, précise dans les faits restitués.

Le Dr SADI avait déjà produit d’autres œuvres quand il exerçait encore des responsabilités organiques (l’échec recommencé, l’Algérie heure de vérité, Amirouche, une vie deux morts, un testament, entre autres ). Cela témoigne, s’il le fallait, que son rôle majeur et souvent déterminant jouait (qu’il joue encore sous d’autres formes ) dans le combat démocratique. Pour autant, le « je » dans « La haine comme rivale » est collectif. Certes, l’auteur tient à la véracité des faits et à l’authenticité des événements relatés, assumant pleinement ses responsabilités, ses choix, ses décisions et ses actes. Néanmoins , le lecteur aura le loisir de comprendre et de saisir la dynamique collective dans laquelle les évènements se sont déroulés et que l’auteur veille à restituer fidèlement, comme une invitation à saisir le sens de l’histoire dans lequel ils sont inscrits .  C’est aussi cela l’exercice de ces mémoires, centré sur l’expérience vécue et partagée.  Dans l’attente qu’un biographe s’intéresse à l’homme, une investigation qui aura aussi son intérêt.

 Et en ces temps troublés, ces mémoires, au-delà du succès éditorial, sont aussi des actes politiques et pédagogiques. La disponibilité de l’homme à partager son expérience, son savoir et ses analyses est une manière de continuer à apporter sa contribution à l’édifice démocratique. L’homme n’est pas coutumier de résignation. L’engouements pour ses mémoires dépasse la reconnaissance à un personnage qui aura tout donné !  Il y a là, symboliquement , comme un serment à continuer la lutte !

Ce troisième tome est singulièrement intéressant. Il couvre une période où il y eu accélération du temps et des évènements.  Ils ont profondément marqué l’histoire moderne de l’Algérie. Il n’est pas exagéré de dire, qu’en dehors de la guerre de libération, la décennie 1987- 1997 en est la plus cruciale et cela à plusieurs égards et à tous les niveaux.

 D’où l’importance qu’un acteur de premier rang, comme le Dr SADI puisse en témoigner et dire sa part de vérité sur une séquence historique aussi décisive dans le passé mais aussi pour le futur national.

«La falsification de l’histoire est le début du désastre du futur», disait Saïd Sadi dans sa conférence autour de ses mémoires,  donnée récemment à Montréal.  Le coup de projecteur que porte celui qui fut initiateur et fondateur de la ligue algérienne des droits de l’Homme sur certains évènements est salutaire.  Et le lecteur de ce tome 3 trouvera cette exigence morale et intellectuelle comme une antidote devant tant de tentatives de réécriture frelatée de l’histoire.  Le docteur Sadi, veut nous en prémunir.

Il serait prétentieux pour moi de restituer dans cette modeste fiche de lecture le contenu de ce volumineux tome. Encore moins vouloir en faire l’exégèse.   Il est question ici du sentiment, presque à chaud , que suscite cette plongée à la fois évocatrice, éclairante et informative.

De la création du RCD,  la vie du parti , ses femmes et ses hommes, les différents rendez-vous électoraux, l’islamisme, la résistance citoyenne et républicaine,  l’épisode Boudiaf, l’arrêt du processus électoral, les événements de 91 et tous ceux qui ont suivi, l’opposition, le contrat de Rome, ses rapports avec les différents gouvernements ,  le regard sur le pouvoir civil et militaire, ses hommes de « devant et derrière les rideaux », la presse nationale, ses combats, ses victoires et ses détournements, la presse française, les soutiens, amis et adversaires des démocrates algériens  etc. ! Tous les évènements marquants de cette décennie, l’auteur revient avec parfois des précisions et des informations pas toujours connues du grand public ! Toujours avec le même soucis de dire, d’informer et éclairer sur les jeux et les enjeux, l’implication, les responsabilités des uns et des autres…la sienne comprise.

Certains événements ont tellement été sujets à des interprétations, falsifications et surtout des manipulations, que la parole et le témoignage de l’auteur en devient libérateur. «  Dire que j’ai colporté ces médisances pendant trente ans »,  se désole un ancien militant du FFS qui venait de finir l’ouvrage.

Chaque chapitre à lui tout seul peut faire l’objet d’une fiche de lecture et d’une analyse à part entière.  Ce travail reste à faire pour les trois tomes.

Je me contente ici, et je prends le parti de m’arrêter à cela,  sur des évènements et des faits relatés pas l’auteur et qui m’ont marqué , au moment où je tournais les pages les unes après les autres.

Je savais déjà , en étant militant du RCD depuis 1989,  que l’auteur était d’une grande exigence morale et intellectuelle ; d’une constance et d’un tel investissement que son engagement ressemblait à un sacerdoce !

 On retrouve ce tempérament tout le long du récit. Celui l’intellectuel, de militant, de l’organisateur, de stratège, mais aussi l’homme.  Le mari aimant, le père affectueux et l’ami fidèle ! Même si le poids des responsabilités n’a pas laissé beaucoup de place à cette dimension. Le personnage qui n’est pas d’un tempérament très extravagant dans la vie de tous les jours a quand même fondu l’armure.

 Le terrorisme, les assassinats d’intellectuels, militants politiques, journalistes, dont beaucoup sont des amis très proches de l’auteur, plongent le lecteur dans une profonde tristesse. Parfois dans le désespoir.  On n’est pas loin de confondre certains épisodes à l’histoire de Sisyphe. Toujours recommencer.

Les rencontres de SADI avec le pouvoir, ses représentants officiels et/ou officieux, les civils ou les militaires sont riches en renseignements. D’abord elles confirment, une ligne de conduite et une culture politique de celui que fut responsable du RCD.  Chercher à porter le combat sans sectarisme mais aussi sans concession sur ce qui est essentiel. La recherche des compromis n’a jamais été une compromission. De cette expérience, SADI tire une double leçon : « ceux qui exercent le pouvoir ( formel) ne décident pas » et « ceux qui décident n’exercent pas de pouvoir. »  Ce constat est terrible et sans doute le mal profond de l’Algérie. Ce qui permet au docteur de délivrer un diagnostic implacable : le système est non amendable, il est à abolir ! Il n’est sujet à aucune évolution possible de l’intérieur.

Évidemment, la parenthèse Boudiaf,  n’est pas concernée par ce propos et constitue une exception.

Le Dr SADI raconte cet épisode, sa rencontre avec l’homme du premier novembre.  Une occasion ratée.   Une halte qui aurait pu inscrire le pays définitivement dans le sens de la marche de l’Histoire.  Celui du progrès.

Ses entrevues avec certains acteurs du mouvement national, Omar Boudaoud notamment, donnent au lecteur toute la latitude pour comprendre que le courant démocratique de cette dynamique, même s’il fut neutralisé en 1962, reste sa dimension la plus digne. C’est cette tendance qui fut la source qui a transmis le souffle émancipateur du peuple algérien.

Si l’épisode Saint Egidio donne à voir un Dr SADI profondément patriote,  sa première participation à l’élection présidentielle de 1995, révèle sa dimension d’homme d’État.

 « Je voulais vous voir car votre tempérament m’est comme familier ». Ce sont les premiers mots qu’avait prononcé celle qui fut la femme de l’architecte de la révolution, ABANE Ramadane, à l’égard de Said SADI à leur première rencontre.  Émouvant !

 Ce propos spontané, ne fait pas seulement le parallèle entre les deux personnes sur le plan humain. Ils sonnent comme un sceau authentifiant la similitude des projets des deux hommes  : l’émancipation, le progrès et la modernité pour le pays ! En un mot l’esprit soummamiens.

Je mentionnais plus haut que ce tome couvre une période riche en évènements. Il est un livre de chevet   pour celui que veut les connaitre et les comprendre à partir de la position de l’acteur principal du combat démocratique. 

On y retrouve,  un SADI à la détermination de ABANE, la profondeur de Mammeri et l’engagement de Kateb. 

Jeanne FOUET est Professeur Agrégée retraitée et Docteurès-Lettres, Jeanne Fouet a publié deux ouvrages sur Driss Chraïbi aux éditions L’Harmattan et de nombreux articles dans diverses revues. Elle est l’actuelle présidente de la Coordination Internationale des Chercheurs sur les Littératures Maghrébines.

Kamel REBAÏ

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