Paradoxalement, jamais l’Algérie n’a autant parlé de souveraineté linguistique qu’au moment où elle s’apprête à effacer l’une de ses langues les plus ancrées dans son quotidien administratif et culturel : le français. Depuis l’indépendance, et plus encore depuis les années 2000, une volonté politique de marginalisation du français se développe. Mais ce qui n’était qu’une politique d’arabisation dans les années 1970 et 2000 est devenu aujourd’hui une stratégie de substitution brutale et ciblée, menée par un pouvoir de plus en plus influencé par des cercles islamistes.
Sous Boumediène, l’arabisation était pensée comme une revanche identitaire, un outil pour « décoloniser les esprits ». Sous Bouteflika, la politique continue, mais avec des contradictions assumées : on arabisait les discours officiels, mais les élites restaient francophones.
Depuis l’arrivée au pouvoir d’Abdelmadjid Tebboune en 2019, la rupture est claire. Le français est désormais activement remplacé par l’anglais, d’abord dans l’administration, puis à l’université. En 2023, cette bascule s’accélère brusquement, et depuis le début des tensions diplomatiques avec la France, la volonté de le chasser violemment du paysage national se manifeste de façon agressive. À partir de la rentrée universitaire 2025, la médecine sera désormais enseignée en anglais : un basculement précipité, imposé sans débat ni moyens réels.
Un « butin de guerre » devenu indésirable ?
Le français n’est pas un « reliquat colonial » au sens où l’entendent ses détracteurs. C’est un outil de pensée, de production scientifique et littéraire, un levier de formation et de communication, un composant vivant de la darija. C’est aussi – et surtout – la langue dans laquelle ont été rédigés les actes fondateurs de l’Etoile nord-africaine, la Déclaration du 1er Novembre 1954, la Plateforme de la Soummam, les communiqués du FLN historique, et des milliers de mémoires, thèses, romans, journaux, lois, discours… Bref, le français est le vecteur de la mémoire de l’Algérie contemporaine. Et c’est cette mémoire qui doit disparaitre.
On estime que plus de 3 millions d’Algériens ont été diplômés dans des cursus majoritairement francophone depuis 1962*. Entre 25 000 et 40 000 livres ont été publiés dans cette langue par des auteurs algériens, en Algérie ou à l’étranger**.
Ce n’est pas seulement à l’histoire que l’on tourne le dos. C’est aussi aux intellectuels contemporains. Aujourd’hui, les penseurs et écrivains algériens les plus productifs, les plus traduits, les plus lus – et souvent les plus libres – sont presque tous francophones : Kamel Daoud, Kamel Bencheikh,Yasmina Khadra, Said Sadi, Boualem Sansal, Myassa Messaoudi, Hédia Bensahli, Farid Alilat, pour ne citer qu’eux. Tous écrivent, publient, pensent, contestent, et construisent dans cette langue.
En effaçant le français, c’est cette voix plurielle, critique, littéraire, citoyenne que l’on cherche à faire taire. On coupe les Algériens non seulement de leur histoire, mais aussi de leurs intellectuels vivants ou morts.
Et pourtant, toute personne osant défendre le français en Algérie est immédiatement taxée de traître, de nostalgique du colonisateur, ou de pantin de l’Occident. Ce rejet compulsif ignore une réalité : dans des pays pleinement souverains et respectés, le français est une langue cultivée, protégée, valorisée. Il est langue officielle ou co-officielle en Belgique, au Luxembourg, en Suisse, au Canada, et même dans certains territoires américains comme la Louisiane. Là-bas, personne ne parle de « harkis linguistiques ». Pourquoi ce qui est légitime ailleurs serait-il honteux ici ?
L’islamisme au sommet de l’État
Car derrière ce basculement linguistique, il y a une lame de fond : l’influence croissante des Frères musulmans managés par la Turquie au sommet de l’État. Des secteurs comme l’éducation, la justice, la culture, le sport, le commerce, l’industrie sont massivement investis. Et face à cette dérive, le pouvoir cède. Des personnalités comme Boualem Sansal ou Chérif Mellal en paient le prix fort. Ils sont parmi les nombreux détenus d’opinion jetés dans les geôles d’un régime qui reste sourd à toute voix critique – surtout lorsque cette voix est laïque, francophone ou amazighophone.
Supprimer le français, c’est aussi supprimer l’accès aux archives, à la production critique, à une mémoire écrite majoritairement dans cette langue. C’est une manière de réécrire l’histoire : de faire passer les Oulémas – qui s’opposaient farouchement à la guerre de libération – pour les véritables instigateurs de l’indépendance. Et le choix de l’anglais langue de diffusion de l’idéologie des frères musulmans a vocation à récrire l’Histoire.
Tamazight : une langue nationale à statut fictif
Pendant que le français est désigné comme ennemi à abattre, tamazight, pourtant reconnue langue nationale et officielle, reste marginalisée dans les faits. Récemment, des parents d’élèves ont appelé à la grève pour empêcher son enseignement obligatoire dans certaines régions. Or, ces appels constituent une atteinte à la Constitution – mais la justice est demeurée muette.
Tamazight reste une langue marginalisée dans la hiérarchie symbolique de l’État. Pour qu’elle joue un rôle réel, il faudrait lui reconnaître un statut prioritaire dans les régions où elle est langue maternelle, avec un enseignement de qualité, des filières universitaires sérieuses et une présence effective et pérenne dans les médias publics. Tant que ce ne sera pas le cas, tamazight restera un simple alibi institutionnel, une vitrine sans contenu.
Une rupture dramatique
La majorité des Algériens parle une darija truffée de mots français, consomme des contenus en français, et utilise cette langue comme passerelle vers le monde. Le gouvernement, en s’acharnant à vouloir « supprimer » le français, tourne le dos à la réalité sociolinguistique du pays.
Il ne s’agit pas de nier l’usage de la langue arabe, ni de rejeter l’ouverture vers l’anglais. Mais la mise à l’écart brutale du français – en parallèle du sabotage silencieux de tamazight – n’est ni neutre, ni innocente. Elle s’inscrit dans un projet de formatage idéologique, de censure historique, et de réinvention du récit national au service d’une vision théocratique et autoritaire de l’Algérie.
* Estimation fondée sur les chiffres du ministère de l’Enseignement supérieur algérien (5,6 millions de diplômés depuis 1962), dont environ 55 à 65 % issus de filières historiquement francophones (sciences, médecine, ingénierie, etc.).
** Estimation croisée des publications des maisons d’édition algériennes et du nombre moyen d’ouvrages publiés chaque année en français depuis 1962.